Si vous aimez Francis Ryck ou si vous voulez le découvrir, procurez-vous ce numéro de Polar qui lui consacre un dossier complet et très bien fait.
Il y a un entretien très réussi, le voici :
Polar : Vous êtes né le 28 décembre 1920 à Paris, selon certains historiens du polar.
F.R : Ils se trompent : je suis né le 4 mars 1920.
Polar : Votre nom c'est bien Delville?
Un père français, une mère russe?
F.R : Elle n'est pas russe. Sa mère était russe. Son père était français.
Polar : Ascendance viking ?
F.R : Non. C'est les pseudo-historiens qui mettent des trucs comme ça.
C'est effectivement un très vieux nom russe... d'origine viking... ça date de l'occupation de la Russie par les Scandinaves.
Polar : Dieryck a été votre premier pseudonyme.
F.R : Oui. C'était le nom de ma grand-mère.
Polar : Selon certains historiens vous avez fait de courtes études.
F.R : Plutôt distraites, disons.Polar : Vous auriez été tour à tour terrassier, carreleur, ouvrier agricole, tourneur, figurant de cinéma, représentant, convoyeur de voilier, et photographe de bébés !
F.R : C'était une toute petite arnaque. Je vivais avec une fille, à ce moment-là, à Lyon, dans une très grande période d'alcoolisme, qui a duré à peu près cinq ans. J'ai fait ce boulot qui consistait à aller photographier des bébés au porte à porte, dans les maisons, et après cette fille passait pour vendre les photos. On disait que c'était un concours de bébés. C'était un truc un peu bidon. C'est une période de ma vie qui est très belle. Je travaillais deux heures par jour, je gagnais de quoi payer chambre d'hôtel, repas, cinéma et pinard. Et j'étais content. Voilà. C'était vraiment vivre au jour le jour !
Polar : Surtout à Lyon !
F.R : Surtout à Lyon, c'est la ville... pour ! C'est à ce moment-là que j'ai écrit mon premier roman... qui s'appelait Au pied du mur.
Polar : Comment est venue l'idée d'écrire?
F.R : (Soupir) Une sorte de... Un peu un besoin psychanalytique, un peu... n'employons pas de grands mots... mais un peu un besoin de raconter des choses, de transposer... C'est-à-dire que j'ai écrit deux ou trois bouquins que j'ai pas publiés, avant. Je me suis quand même exercé un petit peu. Et puis celui-là je l'ai envoyé en manuscrit chez Albin, comme ça, sans trop d'espoir que ça marche. Enfin ça a marché.
Polar : Vous en avez écrit quatre... à l'époque... chez Albin, ça marchait pas mal?
F.R : Oui, mais enfin... j'ai fini par m'engueuler avec Francis (note : Francis Esmenard, patron de l'époque), qui arrivait à ce moment là, qui était tout jeune, et qui a trouvé que je demandais trop d'argent pour ce que je faisais... (rires), son père était bien, mais lui Francis est arrivé en voulant tout réformer...
Polar : Et vous avez décidé d'écrire des polars, pourquoi?
F.R : Tout simplement parce que j'étais à ce moment-là à Villerville et que j'ai eu un accident de voiture...
Polar : En Normandie...
F.R : Oui, en Normandie, mais tout à fait par hasard...
Polar : Entre Honfleur...
F.R : Oui, entre Honfleur et Trouville. Et puis j'étais immobilisé... enfin, ma voiture était immobilisée... Elle était en morceaux. Je me suis dit tiens pourquoi j'essaierais pas un polar pour ne pas perdre de temps. Et puis je me suis aperçu que le polar ça me rapportait plus d'argent que d'écrire des bouquins littéraires, et le premier à qui je l'ai donné c'était Paoli, chez Plon. Je sais plus comment ça s'appelait...
Polar : C'est Les heures ouvrables où on trouve des personnages qui finalement ont été assez peu exploités dans le polar français, les personnages de cambrioleurs...
F.R : Ou alors des trucs vraiment magnifiques. Mélodie en sous-sol. L'histoire... avec le bijoutier, à Cannes. (1)
Polar : Qu'est-ce que vous avez pensé de l'adaptation de Poitrenaud?
F.R : Je n'aime aucune adaptation cinématographique de mes livres.
Polar : On parlera de cinéma tout à l'heure.
F.R : Mais je ne veux pas me mouiller trop. Comme je me suis déjà fait engueuler par Robert Enrico (note : réalisateur du Secret d'après Francis Ryck) pour des trucs que je disais... ça m'empêche de travailler pour le cinéma. Je passe pour un chieur, à chaque fois.
Polar : Vous n'avez participé qu'à un seul scénario.
F.R : (lentement) : Avec le pire des gougnafiers ! Duval ! (note : réalisateur d'Effraction d'après Francis Ryck). Il était beurré du matin au soir, sur le tournage. Il avait ramassé une fille en venant, qu'il amenait sur le plateau. C'est elle qui dirigeait ! Elle lui disait tu devrais faire ça... tu devrais faire ça... etc., à tel point que Marlène Jobert a dit moi je fous le camp j'en ai marre... ce fut le déclic...Polar : C'est pourtant pas le pire film qui ait été adapté de votre oeuvre.
F.R : C'était lequel le pire?
Polar : Le Secret, d'Enrico, L'Entourloupe, de Pirès...
F.R : Il est bien fait le Pirès. Moi je vois pas un Français arriver à faire mieux que ça. (2)
Polar : Et Le silencieux (réalisé par Claude Pinoteau) qui est supposé être un très bon film...
F.R : Alors non ça, c'est zéro !
Polar : Par rapport à votre roman...
F.R : Rien. C'est des gens qui n'y connaissent rien.
Polar : S'il n'y avait pas Ventura, ce serait un cauchemar.
F.R : Oui.
Polar : Ventura est quand même le personnage.
F.R : Mais non ! Parce que c'est un film de plein air, et Ventura est un citadin. Et on ne le prend pas pour un physicien. Jamais. On se demande ce que les Russes foutent avec ce mec, pourquoi ils l'ont enlevé.
Polar : Les Russes sont parfois surprenants...
F.R : J'ai vu un truc à la télé, hier, qui m'a ébahi. Vous n'avez pas vu ce reportage sur les phages? (note : nom donné à un bactériophage [NDLR])
Polar : Non.
F.R : Les phages c'est une découverte russe qui date des années 35, et surtout une découverte géorgienne. En Géorgie, avant la pénicilline ils ont découvert des virus qui bouffent des bactéries, etc., etc. Ils avaient donc la pénicilline avant la lettre. Ils en ont une collection immense. Ils couvrent toutes les maladies. Il y en a qui viennent à peu près du monde entier. Pourquoi ça n'a pas été mieux connu que ça ? Les Américains se le demandent même encore. C'est vraiment le gag du côté américain, les découvertes scientifiques qui n'ont pas été traduites en anglais n'existent pas. Alors ils sont passés à côté. Et puis après il y a eu la pénicilline qui est d'ailleurs la solution de facilité, après, la pénicilline n'a plus très bien marché, mais les phages marchent toujours.
Polar : Mais comment ils sont arrivés à découvrir les phages ?
F.R : Ils ont fait une découverte comme on a découvert la pénicilline. Ils l'ont fait bien avant. Observation, et ce génie...
Polar : Ca vient pas du chamanisme?
F.R : Non, non! C'est le génie du bricoleur russe que j'admire énormément. Les Russes ils peuvent vous faire une bombe atomique dans un atelier de motos...
Polar : Donc après cet épisode à Honfleur, côte normande... la peinture vous intéresse beaucoup a priori.
F.R : Non.
Polar : Non, pas du tout?
F.R : Une certaine peinture. Oui, si vous voulez la peinture m'intéresse beaucoup mais j'y connais rien. Mais je suis très touché quelques fois par la peinture. Extrême-orientale. Les artistes japonais et chinois.
Polar : Après, vous êtes à la Série Noire. Comment ça s'est passé ?
F.R : Duhamel ! J'étais en Espagne. Avec... je sais pas si j'étais marié... avec cette fille... avec une fille... des grandes années hippies... Et puis je reçois un télégramme me demandant de venir à Paris, etc. pour le prix de Machin... de romans policiers. Alors ils ont fait tout un truc là-dessus, on était arrivés couverts de peaux de bêtes... mais ils étaient complètement dingues ! le côté pittoresque ! Et puis après... je connaissais très bien Duhamel, on peut pas dire très copain parce qu'il a jamais été très copain avec qui que ce soit, mais enfin on le connaissait bien, et on habitait pas loin... l'un de l'autre... dans le Sud, et puis là je suis resté je sais pas dix... douze ans... dans un climat vraiment de sympathie... de rigolade... qui est de cette époque, qui n'existe plus maintenant.
Polar : Parmi les livres de cette époque, une chose qui est frappante c'est votre approche de l'espionnage déjà dans Opération Millibar. Vous avez fréquenté un peu les gens du Service secret?
F.R : Ben oui ! On me l'a demandé, bien sûr.
Polar : Mais là je vous le redemande !
F.R : Oui ! Attendez ! Excusez-moi. Je fais une parenthèse. Il y a un truc qui me revient au sujet de Ventura, et du Silencieux. C'est que le personnage du Silencieux... de mon bouquin, c'était un agent dormeur. Ce qui était pour moi intéressant, en écrivant ce livre, c'est qu'ayant été comme La Belle au bois dormant pendant dix ans il pouvait pas être ce personnage... de Ventura, il était un peu paumé. Et c'était ça qui était intéressant... Et ils sont passés complètement à côté. Monsieur Jean-Loup Dabadie (le scénariste NDLR), qui lui ne sait même pas de quoi il parle, le premier. Mais ce qui est bizarre, c'est qu'on m'a jamais interrogé, on m'a jamais demandé mon avis, pour le tournage.(3)
Polar : Vous aimez le Ventoux probablement?
F.R : J'habitais pas loin. C'est magique le Ventoux.
Polar : C'est magique même si on aime le vélo ! C'est quand même un des grands moments du tour de France !
F.R : Je l'ai fait, le truc dont je parle dans Autobiographie d'un tueur professionnel, je l'ai fait avec ma fille, la nuit... de descendre le Ventoux, sans freins, au clair de lune, vraiment failli se casser la gueule... J'aime pas le vélo, en plus. Il y avait un moment où tous les matins je faisais vingt bornes à pied. Sous le Ventoux. Il y avait une petite maison dans une forêt, j'habitais là avec une fille, on était en hiver, on était fauchés comme les blés, et on a vécu un peu sur la campagne... on mangeait des noix... Il y avait un immense noyer, dans le village, on allait voler des pommes sous la neige... qui étaient conservées dans les champs, on volait des amandes, on a volé des poireaux, on faisait des trucs comme ça. On faisait des soupes. La nuit il y avait des petits animaux de la forêt qui venaient sur le toit. C'est des beaux souvenirs.
Polar : Un truc qui paraît bizarre : vous êtes un écrivain de la nature.
F.R : Oui.
Polar : Curieusement. Il y a une sorte de sensualité, par rapport à la nature, qu'on trouve au détour des phrases... D'un autre côté vous en avez une vue assez paradoxale, mais qui était assez nouvelle pour l'époque, vous vous intéressez aux philosophies orientales. Cela donne à la fois une vision panthéiste, et un regard zen.
F.R : Oui. Une relation chamaniste avec la nature...
Polar : Votre intérêt pour l'orientalisme, il est bien avant ce qu'on a appelé ici vaguement le New Age ou...
F.R : Oh ! là, là.
Polar : Parce que très curieusement il y a aussi l'intervention des objets volants non identifiés dans un de vos romans... Les soucoupes volantes !
F.R : Lequel ?
Polar : Feu vert pour poissons rouges !
F.R : Il n'y a pas de soucoupe volante dans Feu vert pour poissons rouges !
Polar : Vous savez... où ça se termine en Amérique du Sud !
F.R : Non ! C'est pas Feu vert pour poissons rouges !
Polar : Incognito vers ailleurs.
F.R : Vous avez raison ! J'avais oublié ce livre ! Complètement... Tout le monde l'a oublié. C'est pas un très bon livre. C'était à la Série Noire, ça...
Polar : Je ne connais pas d'autre apparition de soucoupes volantes, dans la Série Noire.
F.R : En général le polar est très très rationaliste !
Polar : Comment se sont passés vos rapports avec la Série Noire, Gallimard, après Duhamel ? Pourquoi vous avez quitté ?
F.R : Parce qu'on m'a offert un peu plus cher ailleurs. C'est tout.
Polar : Mais ça n'a pas été le paradis à ce moment-là chez Albin Michel...
F.R : Dans ma vie ç'a jamais été le paradis. J'ai jamais eu le paradis ; ç'a toujours été dur... dur... dur... difficile, et galère. (4)
Polar : C'est le cas de beaucoup d'auteurs français.
F.R : Sauf ceux qui écrivent des choses très ennuyeuses. Parce qu'ils ont une carrière... Ils ont les Goncourt... Ils ont... Certains auteurs de Gallimard, que je ne nommerai pas, ils ont une sorte de carrière académique.
Polar : Les années 1960-1970 étaient quand même beaucoup plus respirables dans l'édition... ou le cinéma qu'aujourd'hui.
F.R : Oh ! oui... mais il n'y avait pas cette sorte de folie, cette frénésie de gagner du fric le plus vite possible. Comme si on s'attendait au déluge ! Comme s'il y avait quelque chose qui avertissait mystérieusement les gens qu'il faut en profiter à toute blinde, et se foutre du reste, parce que ça va claquer ! Maintenant il faut être bon vendeur. Si vous êtes bon vendeur, vous pouvez vendre de la merde aussi. Par exemple, chez Denoël, l'auteur devait comparaître devant les représentants... C'est très humiliant ! La première fois que je suis passé devant cet examen, c'était le tribunal populaire ! Horrible !
Polar : Est-ce que vos livres d'espionnage sont des romans d'espionnage ?
F.R : Oui. Ecoutez, j'avais des tests... j'ai un ami qui est russe, avec qui j'ai fait mes études, et qui a épousé ma fille. Il avait beaucoup d'amis au KGB. Et il a pris mon bouquin Feu vert pour poissons rouges. Il paraît qu'ils ont rigolé ! J'avais un autre ami qui était à la CIA. Résultat identique.
Polar : La parapsychologie vous passionne ?
F.R : C'est Opération Millibar où une femme communique télépathiquement avec un homme.
Polar : C'est une relation généralement vouée à l'échec.
F.R : Oui. Comme toutes les histoires... dans la vie sont vouées à l'échec.
Polar : Vous avez une vision proche de celle de John Huston !
F.R : Vous savez, quand j'étais enfant ma mère m'a fait lire Schopenhauer, après ç'a été Céline... (rires) j'ai pas une culture très positive.
Polar : Pourquoi cette collaboration avec Marina Edo ?
F.R : Pourquoi cette collaboration ? Parce que c'est un concours de circonstances. Le métier d'écrivain est un métier extrêmement solitaire. Et il y a des moments où on se tape un peu la tête contre les murs, de solitude... dans ce métier... Et il y a des moments où j'aurais aimé faire partie d'une équipe de cinéma. J'ai jamais pu ; ça s'est jamais fait. Il fut un moment, où je suivais les tournages, par goût. L'atmosphère, tout ça... Le travail d'équipe, j'aime beaucoup.
Polar : Pourquoi vous n'êtes pas passé à la mise en scène ?
F.R : Lebovici et Livi (agent et producteur français NDLR) m'ont dit : " Tu es un homme de romans, continue à écrire tes romans ! Oublie la mise en scène. "
Polar : Vous avez bien connu Gérard Lebovici ?
F.R : Oui... assez. Oui.
Polar : Qu'est-ce que vous pensez de sa mort ?F.R : (Rires)... Une question que sa femme m'a posée, tiens ! ... (Long silence)... C'est pas des choses sûres... On doit pas remuer des choses... J'aimais bien Lebo parce qu'il était un homme intelligent. Lebovici m'a aidé, justement pour la mise en scène, il m'avait donné de l'argent pour faire un court-métrage, qui servit de test. Il y a un grand comédien qui m'a torpillé complètement. Tout ça... ç'aurait peut-être été une erreur, parce que c'est un truc tellement de longue haleine d'être réalisateur... attendre trois, quatre ans avant un film... j'aurais laissé tomber, je n'aurais jamais eu cette patience. Alors j'ai connu Marina Edo tout à fait par hasard, je parlais avec elle, je me suis dit cette fille est complètement mythomane ou elle a une imagination délirante ! Et j'ai dit il faut voir ce que ça donnera cette imagination si on la colle au pied du mur. C'est une fille qui a énormément d'humour... on a travaillé dans la rigolade du matin au soir, les gens nous disaient vous riez tout le temps qu'est-ce que vous avez... Et c'est une collaboration qui continue, et que j'aime beaucoup, on a fait un livre, je sais pas si vous l'avez lu, La Petite Fille dans la forêt ?
Polar : Dans votre collaboration avec Marina Edo, ce qui retient c'est cette surenchère sur la relation du couple.
F.R : Ca m'a rafraîchi ! Moi qui sortais de la morgue ! Au fond... parce que ma vie d'écrivain c'est déjà un peu la morgue.
***
F.R : Pendant la guerre, j'étais prisonnier des Allemands. J'ai été fait prisonnier à Rennes, j'ai été blessé. Et après j'ai été envoyé aux... ce qu'ils appelaient les corvées agricoles. Et puis après ils ont commencé à envoyer des gens en Allemagne, et comme moi j'avais eu la chance d'être sur un bateau qui avait explosé... (5)
Polar : C'est ce que vous racontez dans Requiem pour un navire !
F.R : Voilà ! Et on m'a mis à l'hôpital, et là pour pas partir en Allemagne, j'ai fait le fou, vraiment... j'ai piqué une crise... tout le bordel... les flics sont venus me chercher... et on m'a collé au cabanon. Cabanon la nuit... Je me suis retrouvé à l'hôpital général de Saint-Servans, qui était un hôpital de grands alcooliques... Qui s'occupait de la salle ? C'était une religieuse... irlandaise, de vingt-deux ans, qui était d'une beauté... dont je suis tombé fou amoureux. On m'a collé dans une salle avec quarante vieillards... fous... mais fous à lier ! Et je suis resté six mois là-dedans, je crois. Et ç'a été une expérience fabuleuse... parce que là... les vieillards, il y avait des infirmiers... ils leur foutaient des beignes terribles... aux vieillards ! Et puis à force... je me suis aperçu que ces pauvres infirmiers tombaient dans un gouffre qui était provoqué par les victimes. Ils appelaient. Ils faisaient tout ce qu'ils pouvaient pour se faire foutre des trempes. A la fin j'ai compris. J'ai pris des beignes aussi. C'a été une expérience très... très... très... très enrichissante.
Polar : C'est aussi dans Requiem pour un navire que vous racontez une partie de votre jeunesse. Vous venez d'une famille... bourgeoise...
F.R : Plutôt artiste ! Ma mère était pianiste... elle voulait être pianiste-concertiste. Je peux faire ces confidences, je les ai déjà faites, à cette époque là. Mes parents me désiraient pas du tout. Je suis venu comme ça. Ils se sont mariés à cause de moi. Etc. Etc. Mon père était à la fois assureur et flambeur. Et toute mon enfance s'est passée dans le luxe ou la misère. Tout d'un coup il y avait les huissiers qui arrivaient, j'allais coucher chez des copains russes qui eux-mêmes avaient été saisis, enfin c'était tout ça...
Polar : Attendez ! On est en quelle année, là ?
F.R : 36. Au moment des grèves...
***
F.R : Vous savez que je suis interdit de séjour à la télé ?
Polar : Ah ! ça ne m'étonne pas de vous.
F.R : Depuis Pivot ! J'ai eu une histoire avec Pivot. J'aurais pas dû faire ça ! Il y avait en face de moi un curé loubard... Et je sais pas ce qui m'a pris, je lui ai dit : pourquoi est-ce que vous vous occupez des pauvres ? Il m'a dit... parce que les pauvres... Je lui ai dit : vous avez tort, parce que d'un point de vue évangélique les pauvres ont le royaume des cieux tout de suite ! Si vous croyez en Dieu, c'est de Ryck qu'il faut vous occuper. Mon Dieu ! ça a fait un froid ! Tout le monde m'a regardé comme si j'avais dit des obscénités !
Polar : Vous avez dit des obscénités !
F.R : Après, Pivot m'a dit : oui, en somme, vous avez des amis qui sont des cambrioleurs... ou des voleurs... ou je sais pas quoi... est-ce que vous gagnez beaucoup d'argent avec eux ? J'ai dit arrêtez de poser des questions comme ça ! C'était fini. La caméra m'a abandonné.
Polar : L'humour c'est pas bien vu non plus. Surtout quand l'humour est provocation, généralement ça se termine mal. C'est comme d'aller se suicider à l'Elysée, dans un salon...
F.R : Je connais un type, il l'a fait ! Il s'appelait... Il a fait Adieu à la bien-aimée ! Comment il s'appelait ? ... avec Dutronc, ce film... voyez ce film... Retour à la bien-aimée ! (de Jean-François Adam, NDLR) c'est un type qui était hanté par tout... Il est venu un moment chez moi... dans le Midi... Il passait son temps... Je roulais à quarante à l'heure... Mais non tu ne regardes pas ! Attention au virage ! Etc. Et qui prenait des pilules... des pilules... des pilules... Et qui m'a dit je vais me suicider. Je lui ai dit tu es un con ! Quand on dit qu'on va se suicider on se suicide pas ! Après il est parti il est allé chez Dutronc en Corse. Françoise Hardy l'a foutu dehors !
Il est rentré à Paris. Il est allé demander l'hospitalité... à des amis ! Sa femme le trompait, en plus ! Et là il s'est flingué. Il s'est tiré un coup de revolver dans la bouche. Chez des amis ! Ils étaient fous de rage ! Nous faire ça à nous ! Alors qu'il avait un appartement... Oui ! Mais il était pas mal ce type. Il était intelligent. Il était pas mauvais metteur en scène. Retour à la bien-aimée...
Polar : Qu'est-ce que vous avez d'autre comme projets ? Après le roman qui sort ?
F.R : Comme projet ! ? (rires) J'ai un film que je voudrais faire, je sais pas si on peut le dire... avec Catherine Deneuve... C'est un grand projet pour moi. C'est une fille que j'aime bien. J'ai plusieurs projets, plutôt de films en ce moment. Et j'ai un bouquin que je suis en train d'écrire, qui s'appelle Les Mauvais Garçons, c'est une chanson russe. D'avant la révolution. Les Mauvais Garçons c'est juste avant la guerre de 39. Ca se passe dans le milieu franco-russe, dont je vous parlais. Et ce sont ces garçons qui savent très bien qu'ils n'auront pas d'avenir. Comme il y a des garçons en ce moment qui savent qu'ils n'ont pas d'avenir. Des garçons qui ont seize ans, qui foutent le camp de chez eux... et qui vivent comme des clochards... au bord de la Seine... avec des clochards... ou qui filent au quartier Latin dans un hôtel qui s'appelait le Champollion, où ils se réunissent pour dire de la poésie d'avant-garde, ou de voler des voitures et de partir avec la voiture... d'emmener des filles à Fontainebleau... pour planter des drapeaux dans les pensions, dans des hôtels... Et... C'est cette vie-là ! Ca s'appelle Les Mauvais Garçons. Et ça finit à la morgue bien-sûr.
Polar : C'est bien de raconter une histoire... pas connue. C'est un autre monde.
F.R : Un autre monde. On a eu tort de s'imaginer que c'était un monde tranquille... que tout ça c'était réservé à Pépé le Moko ! C'est pas vrai.
Polar : Le romantisme de la jeunesse est toujours quelque chose qui est là.
F.R : Oui.
Polar : Avec ses transgressions...
F.R : C'est toujours là ! Mais aujourd'hui, on vit vraiment une époque où il n'y a plus de romantisme ! C'est-à-dire no future... destroy... etc. ça atteint quelque chose... ça atteint les rêves. Finalement les gens... beaucoup de personnes pensent que la musique techno... la musique techno c'est quoi... c'est une musique répétitive d'il y a quarante ans ! C'est pas une nouveauté la musique répétitive ! Simplement que là c'est de l'abrutissement total ! On n'a même pas fini avec le XIX ème siècle, et on va passer au XXI ème siècle !
Polar : Vos personnages boivent très peu.
F.R : C'est vrai... C'est vrai...
Polar : Vous pensez que l'alcool est un moyen de connaissance ?
F.R : L'alcool ? Je crois. Oui, ça peut être une discipline mystique.
Polar : Vous l'avez trouvée, la sérénité ?
F.R : Par moments. Pas toujours. Il y a rien... On peut jamais dire j'ai trouvé quoi que ce soit...
Polar : Elle vous a rencontré peut-être...
F.R : Parce que nous sommes des rigolos. Au fond. On est des clowns...
Polar : Les clowns ça peut être triste, ça peut être gai !
F.R : Ouais. Ouais...
Polar : Ce qui représente le mieux la condition humaine finalement.
F.R : Je suis en train de relire un truc extraordinaire... par un auteur chinois du III ème siècle... Il y a de ces trucs absolument extraordinaires ! Il croit absolument à rien. Il fout tout en l'air ! III ème siècle...
Polar : Mais d'où vous vient cette grande fréquentation de l'Orient profond ? Quand est-ce que cela vous a pris ? Après Janson ?
F.R : Non. Je suis allé en Chine.
Polar : A quelle époque ?
F.R : Juste une année avant La dernière Contestation. Et quand j'étais gosse, j'écrivais... en classe de 9e ou de 8e... chez les frères, j'inventais des idéogrammes... j'avais la passion. Et ça m'est resté tout le temps...
Propos recueillis le vendredi 1er octobre 1999 par Jean-Pierre Deloux et Alfred Eibel.
Je me suis permis ces quelques notes pour éclairer cette très belle interview !
(1) Il semblerait que Ryck ne voit pas réellement ce que l'interviewer veut dire ici. Les casses (de leurs élaborations jusqu'à leurs mises en oeuvres) sont très fréquents dans la littérature noire et "Mélodie en sous-sol" n'en est qu'une déclinaison supplémentaire, aussi réussie soit-elle. Ce que Francis Ryck a de nouveau c'est la mise en lumière des petits cambrioleurs, des monte- en- l'air, personnages effectivement peu exploités dans la littérature policière avant lui.
(2) On ne peut qu'être d'accord. "L'entourloupe" est même devenu culte pour certains cinéphiles. Dutronc, Lanvin, Marielle y échangent des dialogues souvent savoureux signés Audiard ! C'est le seul film qui a su capter le fragile équilibre entre cynisme et tendre humanité dont Francis Ryck était capable. On peut dire que même Costa-Gavras a échoué avec "Conseil de Famille", un scénario en or pourtant.
(3) Il y a des personnages ryckiens ou pas... Ventura était un grand acteur mais n'était effectivement absolument pas le personnage et certainement pas un personnage ryckien. L'équipe qui a adapté le livre n'a rien compris. Au final, le livre et le film n'ont pas grand chose à voir ! Et, comme bien souvent, le livre est largement supérieur.
(4) Je retrouve bien là la théorie de l'homme, de l'ami que j'ai bien connu... La vie parfois comme un long purgatoire... ou une peine carcérale ! Voire même une illusion... ce qui explique son attrait pour les philosophies orientales.
(5) Le marin Yves Delville était sur le contre-torpilleur Maillé-Brézé qui a coulé le 30 avril 1940 au large de Greenock, suite à l'explosion accidentelle d'une torpille. cf "Requiem pour un Navire".